Manet
et les maîtres anciens
Notes pour une conférence
Albi, musée
Toulouse-Lautrec, 18 avril 2013
D'abord publié par la revue
Ironie, n°167, Février/Mars/Avril 2013
Manet – Le Vieux musicien
En tant que chercheur
indépendant, je ne serais sans doute jamais venu devant vous sans un
étrange concours de circonstances.
Il y a un peu plus d’un
an, j’ai reçu un courriel de Stéphane Guégan, conservateur au
musée d’Orsay. Il me disait en substance : « Je devais
donner, après-demain, une conférence au musée d’Albi. Je ne peux
m’y rendre : voulez-vous me remplacer ? »
Je me suis dit : pourquoi
pas ? J’avais alors l’intention de venir parler d’un tableau de
Manet sur lequel j’avais travaillé : Le Bon Bock1.
Puis j’ai parlé au
conservateur du musée Toulouse-Lautrec, Mme Devynck : elle
souhaitait inscrire la conférence dans le sillage de l’exposition
qui se tenait alors à Orsay, exposition intitulée : « Manet :
inventeur du moderne ».
Un tel sujet ne
m’enthousiasmait guère. J’ai donc dit à Mme Devynck que j’étais
plus porté à envisager Manet dans les liens qu’il entretient avec
les maîtres anciens.
Je n’allais donc pas
venir parler à Albi cette fois-ci, mais rendez-vous fut pris pour
l’année suivante, pour parler de « Manet et les maîtres
anciens ».
Si je reviens sur les
conditions de ma venue ici, c’est que mon intervention n’est pas
sans rapport avec ce qui se passait alors au musée d’Orsay.
J’avais bien sûr vu
l’exposition « Manet : inventeur du moderne », et je
l’avais vu avec une certaine gêne, voire une gêne certaine.
Qu’y voyait-on ?
L’exposition s’ouvrait
sur une œuvre de Fantin-Latour, Hommage à Delacroix.
Suivait une série de
toiles de Thomas Couture, dans l’atelier duquel Manet passa six
années de formation. Ensuite, au fil de l’exposition, au milieu
des œuvres splendides de Manet, on croisait des tableaux de peintres
de son époque : Legros, Gervex...
Dès lors, on pouvait se
demander : était-ce ça, la modernité de Manet ?
Et était-ce avec ces
peintres que l’œuvre de Manet dialoguait ? J’en doutais.
En d’autres termes,
suffisait-il que ces peintres soient contemporains de Manet pour
justifier l’accrochage de leurs tableaux dans une exposition dédiée
à Manet ?
Et est-ce que le fait que
Gervex ou Fantin-Latour aient peint des sujets « modernes »,
c’est-à-dire représentés des contemporains dans les conditions
de leur époque, est-ce que cela suffisait à en faire des modernes ?
Là encore, j’en
doutais.
Ce qui me semblait plus
probable, c’est que cette mise en scène, cette mise en perspective
de l’œuvre de Manet s’inscrivait dans un mouvement largement
partagé : une vision progressiste de l’histoire de l’art qui a
pour conséquence de placer la soit-disant modernité de Manet – et
finalement son œuvre en entier – dans une époque donnée, en
l’occurrence la seconde moitié du xixe siècle.
Ainsi, l’œuvre de
Manet appartiendrait à son époque, au même titre que celle de
Gervex, Carolus-Duran ou Tissot, comme a voulu nous le faire croire
une exposition plus récente, au Grand Palais, L’impressionnisme
et la mode.
Ce qui impliquerait que
cette œuvre ne serait qu’un maillon de la chaîne du progrès de
la peinture ; une modernité plus moderne, si j’ose dire, allant
bientôt pousser Manet au placard.
Eh bien, non ! Manet,
selon moi, ce n’était pas cela. Manet n’est pas un « peintre
à la mode ».
Et je pense pouvoir
montrer que la peinture de Manet n’a que peu de rapports avec celle
de ses contemporains ; ce n’est pas avec elle qu’elle dialogue,
mais bien plutôt avec l’œuvre des grands maîtres du passé. Ce
faisant, elle ne s’inscrit pas dans une époque, mais bien plutôt
dans la Tradition. Et si modernité il y a, c’est justement dans ce
dialogue avec la tradition qu’elle réside.
N’est-ce pas ce
qu’entend souligner Cézanne lorsque, devant Olympia, il
déclare : « Notre renaissance date de là. »
S’il y a Renaissance,
qu’est-ce que Manet fait renaître si ce n’est le grand art
intemporel des Classiques. C’est prouvable. Et pour le faire, je
vous propose de naviguer dans l’œuvre de Manet et de voir un peu
ce qu’il en est.
Commençons si vous
voulez bien par dresser un état des connaissances qu’avait Manet
des maîtres anciens.
Vous savez que Manet,
après avoir pensé un temps devenir marin, choisit de se consacrer à
la peinture. Pour cela, Manet va suivre une formation que l’on
pourrait justement dire « classique ».
En 1850 (Manet est alors
âgé de 18 ans), il s’inscrit à l’atelier du peintre Thomas
Couture, élève de Gros et de Paul Delaroche.
Mais ce n’est pas ça.
Entrant dans l’atelier de Couture, Manet déclare, selon des propos
rapportés par Antonin Proust :
« Je ne sais
pas pourquoi je suis ici [dans l’atelier de Couture]. Tout ce que
nous avons sous les yeux est ridicule. La lumière est fausse, les
ombres sont fausses. Quand j’arrive à l’atelier, il me semble
que j’entre dans une tombe. »
Manifestement, l’art
vivant est ailleurs. Manet ira le trouver auprès des maîtres
anciens.
Dans sa jeunesse, Manet a
déjà beaucoup fréquenté le Louvre, qui est déjà un des plus
grands musées du monde. Dès l’année de son entrée chez Couture,
Manet s’inscrit comme copiste au Louvre.
Il a également connu la
galerie espagnole, qui rassemblait de nombreuses toiles des maîtres
hispaniques que la République restituerait bêtement à
Louis-Philippe en 1849.
Avec les années 1850,
Manet débute un circuit à travers l’Europe où il prend
connaissance de la plupart des grands musées et œuvres d’église
ou autres.
Comme le souligne Peter
Meller, « Manet et Degas furent peut-être les derniers grands
artistes pour lesquels de longues périodes passées en Italie à
étudier les œuvres d’art eurent un rôle déterminant dans leur
formation. Le travail du jeune Manet jusque 1865 dérive directement
de cette expérience et les maîtres anciens ne cessèrent jamais
d’être importants pour lui. »2
Notons que Peter Meller,
travaillant sur les carnets de croquis réalisés principalement en
Italie, oublie de parler des Pays-Bas, de l’Espagne, de la
France...
A Paris, au Louvre, ou
lors de ses voyages, Manet dessine d’après les Maîtres et réalise
des copies.
On peut ainsi suivre la
trace de ses voyages.
1852 : Voyage en
Hollande. Visite du Rijksmuseum d’Amsterdam (son nom figure sur le
registre du musée : 19 juillet)
La Leçon
d’anatomie,
d’après Rembrandt (La Haye) – 1852 ?
1853 : Voyage en
Allemagne et en Autriche, selon Bazire : Cassel, Dresde, Prague,
Vienne et Munich... Peut-être à Berlin.
1853 : Voyage en Italie
avec son frère Eugène. Septembre à Venise, rencontre Émile
Ollivier à qui il sert de guide. Octobre à Florence. Départ
présumé pour Rome.
1857 : Nouveau voyage en
Italie : copie les fresques d’Andrea del Sarto au cloître de
l’Annunziata de Florence (demande d’autorisation pour les
copies). A Rome, Pise, Mantoue et Pérouse, au moins.
La Vénus
d’Urbin,
d’après Titien (Offices, Florence) –
1857 ?
1858 : S’inscrit sur le
registre des Estampes de la Bibliothèque impériale (Bibliothèque
nationale).
1860 : Exposition, chez
Martinet, de « Tableaux et de dessins de l’école française,
principalement du xviiie siècle tirés de collections
d’amateurs ». Organisée par Philippe Burty (qui préfacera
le catalogue de la première vente impressionniste, à Drouot, en
1875).
23 Chardin ; 11 Watteau ;
28 Fragonard ; 10 pastels de Quentin de La Tour ; 17 Boucher ; 20
Greuze ; 6 Largillière, etc.
1863 : Voyage d’un mois
en Hollande, où Manet épouse Suzanne Leenhoff, à Zalt-Bommel.
1865 : Voyage en Espagne
: Burgos, Valladolid, Tolède, Madrid.
1868 : Court séjour à
Londres (début juillet).
1869 : Legs La Caze au
Louvre. Avec ce legs, c’est tout le xviiie siècle qui
va entrer au Louvre. La Caze était réputé accueillant : il est
possible que Manet ait visité cette collection avant cette date.
1872 : Nouveau séjour en
Hollande. Visite le musée Frans Hals à Haarlem et le Rijksmuseum, à
Amsterdam.
1874 : Séjour à Venise.
Durant ses voyages, Manet
réalise de nombreux croquis d’après les maîtres. Les noms les
plus récurrents sont les suivants : Andrea del Sarto, Raphaël,
Ghirlandaio, Fra Angelico, Fra Bartolomeo, Luca della Robbia,
Giorgione, Domenichino, Corrège, Franciabigio, Pérugin...
Principalement des
artistes florentins ou des artistes dont les œuvres ont été vues
par Manet à Florence.
Cela s’explique : les
carnets de croquis de Manet ont été démembrés et dispersés ;
sans doute de nombreux dessins de lui ne sont pas parvenus jusqu’à
nous.
Manet réalise également
de nombreuses copies de tableaux, au Louvre ou lors de ses voyages :
Rembrandt,
La Leçon d’anatomie
(La Haye) – 1852 ?
Titien,
Vierge au lapin
(Louvre) – ?
Titien,
Vénus du Pardo
(Louvre) – ?
Delacroix,
Barque de Dante
(musée du Luxembourg) – 1854.
Tintoret,
Autoportrait
(Louvre) – 1854.
Titien,
La Vénus d’Urbin
(Offices, Florence) – 1857 ?
Lippi,
Tête de jeune homme
(Offices, Florence) – 1857 ?
Brouwer,
Fumeur
(Louvre) – 1858 ? Attribution à Manet contestée.
Vélasquez
(attr.), Les petits
cavaliers (Louvre) –
1859.
Les petits
cavaliers, d’après attr. Vélasquez
(Louvre) – 1859
Autres copies évoquées
par des contemporains de Manet ou mentionnées dans les registres du
Louvre, mais aujourd’hui perdues :
Boucher,
Bain de Diane
(Louvre) – 1852.
Véronèse,
Noces de Cana
(Louvre) – ?
Titien,
Concert champêtre
(Louvre) – ?
Murillo,
Jeune mendiant –
?
Vélasquez
(attr.), Don Pedro
Moscoso de Altamira
(Louvre) – 1851 ?
Rubens,
Portrait d’Hélène
Fourment et ses enfants
(Louvre) – 1857.
Dans les années 1870,
Manet accompagnera Gambetta dans le cabinet de Ronchaud, alors
directeur du Louvre. Il y feuillette un recueil contenant des dessins
de Filippo Lippi, Botticelli, Pérugin, Mantegna et Carpaccio. En
sortant, il déclare à Gambetta :
« Je vous dois
d’avoir passé une des plus délicieuses matinées de ma vie. Il me
semblait que j’étais avec eux tout en étant avec vous. »3
Comment douter que Manet
était continuellement « avec eux », avec les grands
artistes qui l’inspiraient et avec lesquels il ne cessait de
discuter. Et cela dès ses premières visites au Louvre, dès ses
premiers voyages en Hollande ou en Italie.
Cette connaissance de
l’art du passé, Manet n’est pas le seul à l’avoir. D’autres
peintres ont visité les grands musées du monde et étudié les
grands maîtres. Mais peut-être Manet s’en sert-il autrement.
Comprendre comment Manet
se sert de l’art des maîtres anciens, c’est comprendre comment
il le voit, le regarde, dialogue avec lui.
Pour cela, on peut se
pencher sur l’élaboration de deux tableaux de Manet étudiés par
Juliet Wilson-Bareau dont je reprends ici les analyses4.
Que nous dévoile cette
radiographie ?
Le tableau comportait
certains éléments qui ont ensuite disparu : fruit rond au bout du
couteau, objet au fond à droite.
Le plat sur lequel repose
le jambon a été remanié : perspective incorrecte (Daniel Arasse en
conclurait que l’art de Manet est cosa mentale. Pas de
naturalisme)
La toile a été découpée
: objet au fond dépasse le cadre actuel.
Manet a refait un fond :
même fond que La Dame aux éventails, Portrait de
Mallarmé, Nana.
Manet part d’une nature
morte comme on en trouve tant d’exemples dans la peinture,
notamment hollandaise, ou comme cette Nature morte au jambon
de Anne Vallayer-Coster, 1787.
Dans un second temps, il
la remanie. Il la recadre. Supprime les éléments qu’il juge
secondaires.
En donne une présentation
frontale, rapprochée. Frontalité encore accentuée par le fond plat
que peint Manet.
Simplification,
réduction.
Manet travaille sur la
puissance de sa figure. Avec ces modifications, celle-ci acquiert
plus de force, de présence.
Une évolution similaire
anime la création du Déjeuner sur l’herbe (exposé en 1863
– Orsay)
On sait aujourd’hui
(mais il est intéressant de noter que cela n’a pratiquement pas
été relevé du vivant de Manet) que le groupe de figures est basé
sur un groupe de dieux et nymphes présent dans la gravure que
Marcantonio Raimondi a exécuté d’après Le Jugement de Pâris,
de Raphaël
On sait aussi que Manet,
peignant Le déjeuner sur l’herbe, pensait à un autre
tableau : Le Concert champêtre de Titien (autrefois
Giorgione), qu’il avait copié au Louvre.
Antonin Proust rapporte :
« Quand nous étions
à l’atelier [de Couture], j’ai copié les femmes de Giorgione,
les femmes avec les musiciens. Il est noir ce tableau. Les fonds ont
repoussé. Je veux refaire cela et le faire dans la transparence de
l’atmosphère, avec des personnages comme ceux que nous voyons
là-bas. »
Manet s’inspire donc de
Raphaël, tout en pensant à Titien lorsqu’il compose son Déjeuner.
La radiographie du
Déjeuner sur l’herbe est difficile à lire, mais on peut se
fier à l’œil exercé de Juliet Wilson-Bareau. Que nous dit cette
radiographie ?
Les arbres sur la gauche
ont été ajoutés tardivement. Avant, le tableau s’ouvrait sur la
gauche dans la profondeur pour laisser apparaître un paysage
arcadien qui semble s’inspirer directement d’une autre œuvre de
Titien également au Louvre, La Vénus du Pardo.
Manet fait disparaître
ce paysage en plantant des arbres sur la gauche de sa composition.
Comme pour le Jambon, Manet resserre donc sa composition et en
accentue la frontalité.
Un chien derrière le
premier nu féminin (comme chez Titien). Qui disparaît ensuite.
Surtout, on voit que
Manet avait d’abord peint son nu sur un simple drapé, telle une
nymphe ou telle autre figure mythologique. Mais dans un deuxième
temps, le peintre ajoute les habits de femmes qui se trouvent à
gauche du personnage posé par Victorine Meurent. La nymphe, la
déesse devient ainsi une femme, ou pour mieux dire, elle devient
Victorine Meurent, modèle de Manet.
De cette connaissance de
l’élaboration du Déjeuner et des pensées qui sous-tendent
ce travail du peintre, on peut déjà noter, comme le fait Juliet
Wilson-Bareau :
« On a récemment
eu tendance à voir, dans les nus du début, des représentations de
la sexualité de l’époque, et à leur appliquer des termes de
domination, de classe et d’argent. Cependant, devant les tableaux,
on peut ressentir une toute autre impression. Les premiers nus et les
études d’hommes ou de femmes, prostituées ou vagabonds, artistes
et “actrices”, peuvent aussi être perçus comme l’expression
d’un dialogue ouvert, d’une sociabilité là où certains n’ont
vu qu’une confrontation froide et provocatrice. Dans le Déjeuner
sur l’herbe, les personnages expriment plus une relation calme
et amicale, suggérée par leurs sources classiques, que
l’immoralité d’une situation identique évoquée dans tant de
gravures populaires. »5
(Je souligne).
En d’autres termes, la
connaissance et la reconnaissance des sources classiques sont
indispensables pour comprendre Manet. Il faut placer Manet dans la
perspective de toute l’histoire de l’art, sans quoi on tombe à
côté, et on fait une lecture sociologique de son œuvre.
Mais ces analyses nous
apportent d’autres informations.
Que fait Manet avec ces
deux tableaux (Jambon, Déjeuner) ? Il part d’une
représentation qu’on peut dire académique, qui reprend fidèlement
les motifs lui servant de support (pour le Déjeuner : Titien
et Raphaël). Puis, au fur et à mesure que son travail avance, Manet
se détache de ses modèles. Ou plutôt, il trouve sa propre liberté
vis-à-vis d’eux.
Ainsi, la figure féminine
du premier plan apparaît d’abord idéalisée en figure
mythologique – et on pourrait dire en figure académique – avant
d’être modifiée pour trouver une allure contemporaine, plus
proche de Manet.
Ces exemples montrent
très explicitement comment, dès ses débuts, Manet assimile
progressivement l’œuvre des maîtres du passé tout au long de
l’élaboration de son tableau.
Par la suite, les
emprunts, les références, les clins d’œil ne manqueront pas. Ils
montrent à quel point Manet ne cesse de dialoguer avec ce qu’on
pourrait appeler les Classiques.
On peut ainsi parcourir
l’œuvre de Manet sous les regards de quelques-unes de ces
influences majeures.
ITALIE
Manet -
Mme Brunet Titien –
L’homme au gant
*
Christ aux anges //
Del Sarto, Christ de pitié
*
Manet –
Portrait d’Astruc //
Titien – La Vénus d’Urbin
*
Déjeuner (dit dans
l’atelier) // Titien, Pèlerins d’Emmaüs
*
Christ aux outrages
// Titien, Couronnement d’épines
(Mais aussi Van Dyck et
d’autres... : montre que les sources sont assimilées,
ingurgitées...)
Envoi en même temps
qu’Olympia. Connaît l’anecdote rapportée par Charles
Blanc : Titien présentant à Charles Quint à la fois un nu féminin
et une scène religieuse.
*
ESPAGNE
Manet –
Victorine Meurent en espada
// Goya – Scène de corrida n°5
*
Vieux musicien //
Vélasquez, Triomphe de Bacchus + Ménippe (et Watteau)
*
Portrait de Zola //
Vélasquez, Triomphe de Bacchus (Tableau-manifeste)
*
Manet
– Acteur tragique
Vélasquez – Pablo de Valladolid
Manet
– L’enterrement
Greco – Vue
de Tolède
HOLLANDE ET FLANDRES
*
Pèche // Rubens :
Arc en ciel ET Parc du château de Steen
*
Port de Bordeaux //
Hals, Cortège des officiers et sous-officiers du corps des
archers de Saint-Georges (Haarlem, Hals Museum)
Manet sort alors de quatre
mois de siège pendant lesquels il a servi dans la Garde nationale.
*
Bon Bock // Hals,
Joyeux buveur (Amsterdam, Rijksmuseum)
*
FRANCE
*
Le chat d’Olympia
// Celui de La Raie de Chardin
Et bien sûr Titien, Vénus
d’Urbin ; Goya, Maja desnuda
*
Manet – Le Petit Lange
Watteau – Gilles
Le Gilles de
Watteau traverse la peinture de Manet d’un bout à l’autre, du
Petit Lange au Bar au Folies-bergère en passant par le
Vieux musicien.
A propos de La Dame
aux éventails, Manet déclare avoir fait une « figure de
fantaisie », ce qui est une référence aux portraits du même
nom de Fragonard, Marie-Madeleine Guimard,
par exemple.
Manet – Nina de
Caillas Fragonard – La
Guimard
Manet – Bulles de savon
Chardin – Bulles de
savon
Manet a manifestement
Chardin à l’esprit quand il réalise plusieurs de ses tableaux :
(Manet + Chardin) :
Bulles de Savon ; Lapin ; Brioche.
Watteau encore :
*
Polichinelle //
Watteau, L’indifférent
*
Manet – Les
hirondelles // Watteau, trois crayons ET Plaisirs
d’amour
De quoi tout cela
témoigne-t-il ? Revenons au Déjeuner sur l’herbe.
On a vu qu’en récrivant
le tableau à sa manière, Manet fait passer le nu du premier plan du
statut de nymphe à celui de... femme.
Je pense que Manet
faisait le même constat devant Titien que, quelques années plus
tôt, Stendhal devant les déesses de Raphaël.
« Pour
peu qu’on ouvre les yeux, disait en substance Stendhal devant les
femmes peintes par Raphaël, on voit bien qu’elles ont été posées
par la boulangère du coin... »
Manet
comprend donc la proximité du peintre et de son modèle – modèle
vivant ou non. Il en fait l’expérience concrète. Cette proximité,
c’est ce que tous les grands peintres du xixe
siècle n’ont cessé de revendiquer contre l’art académique de
leur temps. Manet comme Monet, Pissarro, Renoir ou Cézanne évoque
la « sensation ». Un tableau est réussi quand la
« sensation » y est.
Par
ce geste, Manet se familiarise – dans tous les sens du terme –
avec l’art des maîtres anciens. Il peut dès lors dialoguer
librement avec cette peinture, selon le dialogue continu, sur toute
la durée de sa production, comme nous venons de le voir.
N’est-ce
pas là ce qu’entend souligner Georges Bataille lorsqu’il écrit
: « Le premier, Manet s’écarta résolument des principes de
la peinture conventionnelle, représentant ce qu’il voyait et non
ce qu’il aurait dû voir. »
Cela
vaut aussi pour l’art du passé. Manet voit
Titien quand d’autres ne voient plus dans ces tableaux que des
conventions.
Pour
continuer avec Bataille : Manet ne nie pas « les formes vides
du passé, mais leur survivance vide. »
Ce
que confirme de son côté le peintre Georges Rouault, lorsqu’il
écrit à un proche, évoquant « Cézanne, Monet, Renoir,
Degas et tutti quanti » :
Rouault
écrit : « Il est essentiel parfois qu’un souffle nouveau
vivifie renouvelle ou condamne les vieilles routines prétendues
classiques quand elles ne sont en fait qu’académiques au plus … »
C’est
sous cet angle qu’il faut entendre la déclaration de Manet :
« Et les Femmes
sur la jetée de Boulogne, qu’on me cite une œuvre plus
sincère, plus dégagée de convention, plus saisie sur le vif ! »
(Antonin Proust)
Où il faut retenir :
« Dégagée
de convention » : loin de tout académisme.
« Saisie
sur le vif » : vivant (opposé à l’art mort de l’Académie,
à la « tombe » de l’atelier Couture).
Ce
mouvement pour se dégager des conventions, comme Manet le dit, le
peintre ne va-t-il pas le chercher en se tournant vers les maîtres
anciens ?
On
peut penser que c’est ce que suggère l’écrivain Marcel Proust.
Marcelin Pleynet en fait la démonstration en offrant une lecture
pertinente de la Recherche
qui met l’accent sur l’association, établie par Proust, « d’une
sensibilité moderne avec une culture classique. »6
Pleynet
souligne déjà la présence du personnage d’Elstir, peintre ayant
beaucoup de points communs avec Manet.
Puis,
il cite un passage de La Prisonnière
où le narrateur se livre à cette réflexion :
« L’émotion dont
je me sentais saisi, en apercevant la fille d’un marchand de vin à
sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue, était l’émotion
qu’on a à reconnaître des déesses. Depuis que l’Olympe
n’existe plus, ses habitants vivent sur terre. »
Le narrateur de la
Recherche poursuit, en pensant à Manet et Olympia :
« Et quand, faisant
un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou
Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers,
bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ont fait que leur
ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divers dont elles
étaient dépouillées. »
Ces considérations
trouvent en quelque sorte leur application dans un autre passage de
La Prisonnière. Le narrateur tente de téléphoner, mais la
ligne est occupée. Il attend en se livrant à cette réflexion :
« ...je
me demandais comment, puisque tant de peintres cherchent à
renouveler les portraits féminins du xviiie
siècle, où l’ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l’attente, de la bouderie, de l’intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher et ceux que Saniette
appelait les Watteau à vapeur ne peignit, au lieu de La
Lettre et du Clavecin,
etc. cette scène qui pourrait s’appeler Devant
le téléphone, et où naîtrait si
spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourire d’autant
plus vrai qu’il sait n’être pas vu. »
On
l’aura compris : pour Marcel Proust, la poésie est là, tout près
de nous et sous nos yeux. Et c’est en se tournant vers les maîtres
anciens que le narrateur de la Recherche
le comprend.
N’est-ce
pas là aussi le cheminement de Manet ? Manet qui comprend « combien
nous sommes grands et poétiques dans nos cravates et bottes
vernies », pour emprunter l’expression de Baudelaire,
combien, « saisie sur le vif », la fille d’un marchand
de vin devient une déesse, en allant côtoyer Watteau, Titien ou
Vélasquez...
C’est
pour cela, aussi, que Degas peut affirmer à George Moore qui lui
disait : « vous autres, peintres révolutionnaires... –
Révolutionnaires ! ne dites pas cela. Nous sommes la tradition,
on ne saurait trop le dire. Et peut-être le Titien me dirait-il
quelques mots, avant de monter sur sa gondole. »7
Samuel
Rodary – Avril 2013
_______________________
1
Voir Samuel Rodary, « Courbet manebit », Ironie,
n°135, décembre 2008-janvier 2009
2
Peter Meller, « Manet in Italy : some newly identified sources
for his early sketchbooks », The
Burlington Magazine, vol. CXLIV, n°1187,
pp. 68-110.
3
Toutes les citations d’Antonin Proust sont tirées de son ouvrage
: Édouard Manet. Souvenirs, L’Échoppe, 1988.
4
Juliet Wilson-Bareau, « The Hidden Face of Manet. An
investigation of the artist’s working processes »,
Exposition, Courtauld Institute Galleries, Londres, 23 avril-15 juin
1986, Burlington Magazine, avril 1986.
5
Juliet Wilson-Bareau, Manet par lui-même, Atlas, 1991,
p. 14.
6
Marcelin Pleynet, « Regarder l’art moderne (la Recherche) »,
Les modernes et la tradition, Gallimard, Coll. L’Infini,
1990.